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À la sortie pour Portillo, des soldats nous ont refoulés en nous informant que la ville était déjà quasi inhabitable, pleine d’Américains accroupis comme des chiens dans la rue, une vraie honte. Comme pour le confirmer, ils ont fait signe de passer à des camions de secours de la Croix-Rouge.
Hitch n’a pas discuté avec les militaires et a continué sur la route crevassée et défoncée. Selon lui, il y avait un autre accès pour Portillo quelques kilomètres plus loin, un accès pas plus large qu’un sentier à chèvres mais suffisant pour la camionnette délabrée que nous avions louée à l’aéroport.
« Les petits chemins sont plus sûrs, de toute façon, a-t-il affirmé. Du moment qu’on ne s’arrête pas. » Hitch avait toujours préféré les petits chemins.
« Pourquoi ici ? s’est demandé Ashlee en regardant par la fenêtre le paysage vide caractéristique de la région de Sonora, avec les agaves, les broussailles d’herbe jaune et quelques maigres ranchs d’élevage.
La récession Kuin avait durement frappé le Mexique. Elle avait annulé les avancées du gouvernement Gonsalvez et remis au pouvoir le vénérable et corrompu Partido Révolucionario Institucional. La pauvreté rurale avait atteint des niveaux prémillénaires. La densité de la population, la pollution et le taux de criminalité de Mexico dépassaient ceux de toute autre ville du continent. Quant à Portillo, ce n’était guère qu’une bourgade sans la moindre importance militaire ou stratégique, un autre de ces villages poussiéreux à bout de prospérité qu’on laissait mourir.
« Il y a plus de Chronolithes à l’extérieur qu’à l’intérieur des centres urbains, ai-je expliqué à Ashlee. À part les jalons de grande échelle comme Bangkok ou Jérusalem, les sites d’atterrissage semblent quasi aléatoires. Personne ne sait pourquoi. Ils sont peut-être plus faciles à construire dans un endroit dégagé. À moins que les monuments les plus petits ne soient érigés avant la prise de la ville par les kuinistes. »
Nous avions une glacière pleine de bouteilles d’eau et quelques boîtes de casse-croûte. Plus qu’il ne nous en fallait. Sue Chopra, de retour à Baltimore, n’avait pas achevé la corrélation des données de son réseau d’informateurs officieux avec celles fournies par la toute dernière génération de satellites de surveillance. Les nouvelles concernant Portillo n’avaient pas été rendues publiques. Les autorités craignaient que cela ne fasse qu’attirer des pèlerins supplémentaires. Ce à quoi les rumeurs sur Internet étaient parvenues à merveille, en dépit du black-out officiel.
Nous disposions de cinq jours minimum de vivres et d’eau, ce qui était largement suffisant puisque les dernières estimations de Sue plaçaient l’atterrissage à cinquante heures tout au plus.
Le « sentier à chèvres » était une ornière coupant dans le maquis rocheux que couronnait l’infinité du ciel turquoise. Une vingtaine de kilomètres nous séparaient encore de la ville lorsque nous avons vu le premier cadavre.
Ashlee a tenu à ce que nous nous arrêtions, même s’il était évident qu’il n’y avait plus rien faire. Elle voulait une certitude. Selon elle, le corps était de la même taille que celui d’Adam.
Mais la mort de ce jeune homme vêtu d’une chemise de chanvre sale et d’un pantalon en Kevlar jaune ne datait pas de la veille. On l’avait dépouillé de ses chaussures, de sa montre, de son terminal et sûrement aussi de son portefeuille, même si nous n’avons pas vérifié. On lui avait fracassé le crâne à l’aide d’un instrument contondant. Le corps avait enflé sous l’effet de la décomposition, et d’évidence attiré de nombreux prédateurs, même si on ne voyait en l’occurrence que des fourmis qui parcouraient nonchalamment son bras droit desséché par le soleil.
« Nous en verrons très probablement d’autres, a prévenu Hitch en relevant les yeux pour les fixer sur l’horizon. La région compte plus de voleurs que de mouches, du moins depuis l’annulation des dernières élections par le PRI. Des milliers d’Américains inévitablement naïfs réunis au même endroit, cela attire comme un aimant le moindre connard meurtrier vivant au sud de Juarez, et ils ont bien trop faim pour avoir des scrupules. »
Je suppose qu’il aurait pu l’annoncer avec plus de ménagement, mais à quoi bon ? La preuve de ses dires gisait au bord de la route, puante sur le sable.
J’ai jeté un coup d’œil à Ashlee. Elle regardait le jeune Américain mort, le visage blême, les yeux luisant de désarroi.
Ashlee avait soutenu qu’elle devait nous accompagner, et j’avais fini par me ranger à son avis. J’arriverais peut-être à sauver Kaitlin de ce désastre, mais je n’aurais aucune influence sur Adam Mills. Ashlee affirmait que même si je le trouvais, je n’arriverais pas à le convaincre d’abandonner le hadj. Peut-être que personne n’en serait capable, d’ailleurs, pas même elle, mais il fallait qu’elle essaye.
Bien sûr, il y avait du danger, un danger brutal, mais Ashlee montrait assez de détermination pour se lancer dans cette expédition avec ou sans nous. Et je la comprenais. Les exigences de notre conscience ne sont pas toujours négociables. Ce n’est pas une question de courage. Nous n’étions pas là par courage, mais parce que c’était notre devoir.
Cet Américain mort symbolisait pourtant toutes les vérités auxquelles nous aurions préféré échapper : que nos enfants étaient venus à un endroit où ce genre de choses se produisait. Que ce jeune mis au rebut au bord de la route aurait aussi bien pu être Adam ou Kaitlin. Qu’on ne pourrait sauver tous les enfants en danger.
Hitch a grimpé au volant de la camionnette. Je me suis assis à l’arrière avec Ash. Elle a posé sa tête sur mon épaule, sa première manifestation de fatigue depuis notre départ des États-Unis.
Nous avons eu d’autres preuves que nous n’étions pas les premiers Américains à avoir pris cette route pour aller à Portillo. Cette berline, par exemple, abandonnée sur le talus sur lequel elle avait brisé un essieu. Ou cette Edison mangée par la rouille et immatriculée dans l’Oregon qui nous a témérairement doublés à toute vitesse, en soulevant des nuages de poussière alcaline dans l’air de l’après-midi. Enfin, après une montée, le village de Portillo s’est étalé devant nous, avec des tentes igloos groupées comme des œufs d’insecte autour de ses voies d’accès. La route principale qui traversait Portillo était bordée de garages d’adobe, de tas d’ordures produits par le hadj, de logements pour miséreux et d’un labyrinthe presque infranchissable d’automobiles américaines. La bourgade elle-même, du moins à cette distance, ressemblait à une boursouflure d’architecture coloniale délimitée par des stations-service et par quelques motels franchisés. Tout cela appartenait désormais, par défaut, aux kuinistes. Des jeunes hadjis de tous genres s’étaient rassemblés là, la plupart mal approvisionnés et sans beaucoup de talent pour la survie. Hitch nous a appris que beaucoup des résidents permanents de Portillo avaient abandonné leurs demeures pour rejoindre la ville, ne laissant derrière eux que les infirmes, les vieillards, les voleurs, les vendeurs d’eau, les opportunistes et les agents de police locaux, d’ailleurs débordés. Il y avait très peu de nourriture devant les tentes de ravitaillement des organisations humanitaires internationales. Le blocus militaire refoulait les vendeurs dans l’espoir que la faim disperserait les pèlerins.
Ashlee a longuement fixé cette Mecque blanche de poussière.
« En supposant qu’ils soient là, a-t-elle demandé avec une pointe de désespoir, comment on va faire pour les retrouver ?
— On va m’envoyer sur le terrain, voilà tout, a répondu Hitch. Mais il faut d’abord s’approcher un peu plus. »
Nous avons roulé sur le sol rocheux jusqu’à trouver un ruban de goudron crevassé. La puanteur du hadj s’est introduite par les fenêtres avec la délicatesse d’un poing fermé et Ashlee a allumé une cigarette, surtout pour masquer l’odeur.
Hitch nous a garés derrière une cabane d’adobe noircie par le feu, à un peu moins d’un kilomètre du village. Un bosquet de jacarandas secs et des poulaillers couverts d’excréments dissimulaient la camionnette à la route principale.
Hitch avait acheté des armes après le passage de la frontière, et il a insisté pour nous montrer, à Ashlee et moi, la manière de nous en servir. Non que nous ayons résisté. Je n’avais jamais tiré de ma vie – j’avais grandi au cours d’une décennie peu portée sur les armes et acquis une aversion civilisée envers les armes de poing – mais Hitch m’a laissé un pistolet avec un chargeur plein et s’est assuré que je savais en ôter la sécurité et le tenir dans une position qui me permettrait de presser la détente sans me briser le poignet.
Ashlee et moi devions rester à proximité de la camionnette afin de protéger notre nourriture, notre eau et notre moyen de transport, pendant que Hitch irait à Portillo localiser le groupe hadj d’Adam et négocier une rencontre. Ashlee voulait se rendre directement au village – ce que je comprenais très bien –, mais Hitch n’a rien voulu entendre. La camionnette était notre atout principal et il fallait la protéger ; sans véhicule, nous ne servirions à rien à Kaitlin et à Adam.
Hitch a pris une de ses armes et s’est mis en marche vers le village. Je l’ai observé disparaître dans le crépuscule. Puis j’ai verrouillé les portes de la camionnette et rejoint Ashlee à l’avant, où elle avait préparé un repas de barres énergétiques et de pommes arrosé de café instantané tiède issu d’un thermos.
Nous avons mangé en silence tandis que le ciel se vidait de lumière. Les étoiles se sont montrées, brillantes et nettes malgré le voile de fumée et le pare-brise poussiéreux.
Ashlee a posé sa tête sur moi. Aucun de nous n’avait pris de bain depuis la frontière, ce qui se sentait très nettement mais n’avait aucune importance. C’est la chaleur, le contact, qui comptaient. « Il va falloir dormir à tour de rôle, ai-je annoncé.
— Tu crois qu’il y a du danger, par ici ?
— À mon avis, oui.
— Je ne suis pas sûre d’arriver à dormir. » Mais elle réprimait un bâillement en disant cela.
« Glisse-toi à l’arrière, lui ai-je conseillé. Mets-toi sous la couverture et ferme les yeux un moment. »
Elle a hoché la tête et s’est allongée sur une des banquettes arrière. Le pistolet à mes côtés, je me suis assis au volant, empreint d’un sentiment de solitude et de futilité, alors que se diluait la chaleur du jour.
Malgré la distance, les bruits nocturnes de Portillo restaient perceptibles. Il n’y en avait d’ailleurs qu’un, une vague de bruit blanc, mélange de voix, de musique enregistrée, de crépitements de flammes, de rires et de hurlements. J’ai eu l’impression d’être confronté à la folie millénariste à laquelle nous avions échappé au tournant du siècle, ces centaines de hadjis tirant profit de la carte blanche que leur procurait sur le plan moral la garantie d’une fin du monde. Que Kuin soit rédempteur ou destructeur, le lendemain comme le surlendemain lui appartenaient, voire tous les lendemains, du moins dans l’esprit des hadjis. Et du moins, en l’occurrence, ils ne seraient pas déçus : le Chronolithe arriverait comme prévu ; Kuin imprimerait sa marque sur le sol nord-américain. Un grand nombre d’entre eux laisserait probablement la vie dans le choc thermique et les secousses, mais s’ils le savaient, et selon toute probabilité ils le savaient, ils ne s’en souciaient pas. C’était une loterie, après tout. Gros lots et risques de tombeau. Kuin récompenserait les croyants… du moins les croyants qui survivraient.
Je ne pouvais m’empêcher de me demander à quel point Kait adhérait à cette folie. Elle ne manquait pas d’imagination et avait vécu une enfance solitaire. Imagination et naïveté : une combinaison peu recommandée, dans ce monde-là.
Kait croyait-elle sincèrement en Kuin ? En un avatar spécifique de Kuin suscité par ses envies et par son sentiment d’insécurité ? Ou bien tout cela n’était-il pour elle qu’une aventure, un moyen mélodramatique d’échapper à la vie de recluse qu’elle menait dans le foyer de Whitman Delahunt ?
Le fait était qu’elle ne serait pas forcément contente de me voir. Mais je la sortirais de cet enfer, de gré ou de force. Si je ne pouvais l’obliger à m’aimer, je pouvais lui sauver la vie. Et pour le moment, cela me suffisait.
La nuit s’est installée. Le grondement de Portillo montait et descendait selon un rythme stochastique insaisissable, comme le flux des vagues sur une plage. Dans un buisson de sauge sauvage, à l’est de la camionnette, un grillon ajoutait distinctement sa voix à la cacophonie. J’ai bu une nouvelle tasse du café d’Ashlee et suis sorti quelques instants de la camionnette pour me soulager, contournant pour cela un essieu et une transmission rouilles tapis dans les hautes herbes tel un piège à gibier. Ashlee a remué et marmonné dans son sommeil lorsque j’ai refermé la portière.
Il y avait un peu de circulation sur la route, en général des hadjis en « rodéo », hurlant aux fenêtres de leur véhicule volé. Personne ne nous a repérés ; personne ne s’est arrêté. Je commençais à piquer du nez quand Ashlee m’a tapé sur l’épaule. L’horloge du tableau de bord indiquait 2h30.
« À moi », a-t-elle dit.
Je n’ai pas discuté. Je lui ai montré où j’avais posé le pistolet et me suis étendu sur la banquette arrière. La couverture avait gardé une partie de la chaleur corporelle d’Ashlee. J’ai fermé les yeux et me suis endormi aussitôt.
« Scott ? »
Elle m’a secoué sans brutalité mais de manière insistante.
« Scott ! »
Je me suis redressé. Ashlee, penchée par-dessus le siège conducteur, me secouait par l’épaule. « Il y a quelqu’un dehors, a-t-elle murmuré. Écoute ! »
Elle s’est retournée vers l’avant et s’est baissée pour garder sa tête hors de vue. L’obscurité n’était pas totale. Une demi-lune avait fait son apparition. Il y a eu un long moment de silence absolu. Puis, pas très loin, le hurlement terrifié d’une femme, suivi d’un rire étouffé.
« Ashlee…, ai-je dit.
— Ils sont arrivés il y a une minute. En voiture, par la route. Ils se sont garés et arrêtés, et il y a eu un peu de, euh, chahut. Ensuite… je n’ai pas bien vu jusqu’à ce que j’oriente le rétroviseur extérieur, et même là il y avait un arbre au milieu, mais on aurait dit que quelqu’un tombait de la voiture et se mettait à courir dans le champ. Une femme, je crois. Puis deux types l’ont poursuivie. »
J’ai étudié la situation. « Quelle heure est-il ?
— À peine quatre heures.
— Donne-moi le pistolet, Ash. »
Elle a semblé réticente. « Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Je vais prendre le pistolet et sortir de la camionnette. Toi, à mon signal, tu allumeras les phares et tu lanceras le moteur. J’essaierai de rester en vue.
— Et s’il t’arrive quelque chose ?
— Alors tu fuis aussi vite que possible. S’il m’arrive quoi que ce soit, ils auront le flingue. Alors ne reste pas dans les parages, Ash, d’accord ?
— Mais je fuis où ? »
Bonne question. Fallait-il aller à Portillo ? Retourner aux camps humanitaires, au barrage routier ? Je ne savais pas trop quoi lui répondre.
Mais dehors la femme a hurlé à nouveau, et je n’ai pu m’empêcher de penser que cela pourrait être Kaitlin. La voix ne ressemblait pas à celle de Kait. Mais je ne l’avais plus entendue hurler depuis sa petite enfance.
J’ai assuré à Ash que je me montrerais prudent, mais que s’il se passait quoi que ce soit, l’important était qu’elle parte – par exemple qu’elle aille cacher la camionnette plus près de la ville pour guetter le retour de Hitch au matin.
Je suis sorti du véhicule et j’ai refermé la portière tout doucement derrière moi. Je me suis éloigné de quelques mètres avant de faire signe à Ash d’actionner la commande des phares.
Ils ont percé la nuit étoilée comme des projecteurs militaires, et le moteur a rompu le silence d’un rugissement de fauve enroué. À moins de dix mètres de moi, la femme et ses deux agresseurs se sont figés dans les faisceaux aveuglants des phares.
Trois jeunes, peut-être de l’âge d’Adam. Les hommes avaient entrepris un rapport sexuel forcé avec la femme allongée sur le dos dans l’herbe. L’un lui clouait les épaules au sol et l’autre lui écartait les jambes. Elle détournait son visage de la lumière, tandis qu’eux dressaient la tête, comme des chiens de prairie ayant repéré un prédateur.
Ils ne semblaient pas armés, ce qui a fait prendre un poids presque vertigineux au pistolet dans ma main.
J’ai levé l’arme vers leurs visages stupéfaits. Je leur aurais ordonné – comme je l’avais prévu – de s’éloigner d’elle si mon doigt, en se crispant de nervosité sur la détente, n’avait fait partir le coup malgré moi.
J’ai failli en lâcher le pistolet. J’ignore où la balle a abouti… en tout cas, elle n’a touché personne. Mais le coup de feu les a très efficacement effrayés. À moitié aveuglé par l’éclair de la déflagration, j’ai quand même pu suivre des yeux les candidats violeurs qui se ruaient vers leur voiture. Je me suis demandé si je devais tirer une nouvelle fois, mais j’avais peur de ce qui pourrait arriver, que je veuille tirer ou non. (Hitch m’a expliqué plus tard que l’arme avait été modifiée pour en rendre la détente plus sensible et avait sans doute servi dans des crimes avant que nous ne nous la procurions.)
Les deux hommes ont bondi dans leur automobile avec une étonnante économie de mouvements. S’ils y avaient gardé des armes, j’aurais pu me retrouver en mauvaise posture – j’y ai pensé un peu tard –, mais soit ils n’en avaient pas, soit ils ne s’en sont pas servis. Ils ont démarré en trombe vers Portillo, en projetant du gravier sur les poulaillers.
Il ne restait plus que la fille.
Je me suis tourné vers elle en prenant bien soin, cette fois, de garder le pistolet pointé vers le sol. Mon poignet droit se ressentait encore du recul inattendu.
Déjà la fille s’était levée et reboutonnait son Levi’s déchiré dans l’éclat des phares. Elle m’a regardé avec une expression que je n’ai pas tout à fait réussi à déchiffrer – une grande part de peur, je crois, mais il y avait aussi de la honte. Jeune, le visage sale et maculé de larmes, elle était mince à en sembler anorexique et une longue éraflure en cours de coagulation parcourait son sein gauche.
Je me suis raclé la gorge pour lui annoncer : « Ils sont partis… Vous êtes en sécurité, maintenant. »
Peut-être ne parlait-elle pas anglais. Il est plus probable qu’elle ne m’a pas cru. Elle a fait volte-face et est partie en courant dans les hautes herbes qui longeaient la route, exactement comme fuirait un animal effarouché.
J’ai avancé de deux ou trois pas mais ne l’ai pas suivie. La nuit était trop sombre, et je ne voulais pas laisser Ashlee seule.
J’ai espéré que la fille s’en tirerait, même si cela paraissait très peu probable.
Après cela, il n’était plus question de dormir. J’ai rejoint Ashlee à l’avant et nous sommes restés assis côte à côte, l’esprit en alerte et gorgés d’adrénaline. Ash a glissé entre ses lèvres une cigarette qu’elle a allumée à un minuscule briquet à gaz. Nous n’avons pas parlé de l’agression dont nous avions été témoins, mais un peu plus tard, alors qu’à l’est un vague bleu apparaissait dans le ciel, Ashlee m’a dit : « Il ne faut pas que tu lui demandes. À Kaitlin, je veux dire.
— Ne pas lui demander quoi ? » Mais la question était stupide.
« Tu n’as probablement pas besoin de mes conseils. Je ne suis pas vraiment un parent modèle ou quoi que ce soit. Mais quand tu récupéreras Kaitlin, ne l’interroge pas. Peut-être qu’elle te parlera, peut-être pas, mais laisse-la décider d’elle-même.
— Si elle a besoin d’aide…
— Si elle a besoin d’aide, elle te le dira. »
Je n’ai pas poursuivi la discussion. Je refusais de m’interroger sur ce qui avait pu ou non arriver à Kait. Ashlee avait dit ce qu’elle avait à dire et elle s’est retournée vers la vitre, me laissant me demander ce qui l’avait poussée à me donner ce conseil, ce qu’elle-même avait autrefois pu subir qu’elle refusait d’avouer.
Nous avons somnolé tandis que le soleil entreprenait de réchauffer le monde. Un peu plus tard, le tapotement de Hitch sur la vitre nous a réveillés en sursaut. Ash a tendu la main vers le pistolet mais j’ai intercepté son poignet.
J’ai baissé la fenêtre.
« Impressionnante, cette façon de monter la garde, a-t-il dit. J’aurais pu vous tuer tous les deux.
— Tu les as retrouvés ?
— Kaitlin est là. Adam aussi. Vous n’auriez pas à manger pour moi ? On a pas mal de boulot devant nous. »